Les terrasses

Les terrasses sont des lieux intéressants si on y prête attention. Modulables, elles sont tout de même conçues pour des modèles standards : table de deux pour les couples, les amis indécis, les amants et ceux qui aimeraient le devenir ; table de quatre pour la famille type (les parents et leurs deux enfants) ; et enfin, plus rare, la table de six, celle de la rentabilité de l’espace.

Sur une terrasse près du lac, j’observe. Il y a là, la pouffe aux lunettes de soleil qui se recoiffe constamment à cause du vent. Habillée tout en noir, elle a adopté snobisme et Louis Vuitton. Brune, car elle ne compte pas pour une prune, elle a le sourire aux lèvres.

Elle sourit, car elle sait qu’elle est désirable, de manière plus correcte, elle sait qu’elle est baisable par tous ses pairs. Elle boit du thé noir, car c’est « in » et que ça lui ressemble au fond. Elle suit un régime strict qu’elle a vu dans un magazine US dont elle est abonnée, mais elle craque à la moindre occasion : du cupcake coloré aux pizzas avec des ingrédients aux noms de légumes imprononçables. Mais elle s’en fout, car au fond elle est fine et que son jean taille basse lui fait un cul d’enfer.

À une autre table, il y a un môme de trois ans irritable au plus haut point. Il lève les bras comme un demeuré, alors que ses parents semblent les avoir définitivement baissés. Une éducation façon XXIe siècle, où pour calmer un gamin, on lui refile un iPhone. Vivement l’adolescence et ses crises existentielles que papa calmera en initiant son fils à Youporn.

Je hais les mômes. Ces hommes miniatures et incapables. Gouffre financier par excellence, être capricieux rempli de morves, dépendant, corruptible et faible. Fruit d’une capote qui a craqué, je ne peux concevoir de nos jours qu’un enfant soit désiré. Ils sont l’avenir des parents, car ils les tuent à petit feu.

Le couple discret assis plus loin sirote une bière, blonde pour monsieur et fruitée pour madame. Ils rêvent chacun d’exotisme à leur manière. Que ce soit dans les bras d’une autre femme ou sur une plage à Bali, ils se délectent du fruit défendu. Lorsqu’elle se lève pour uriner ou se décharger d’un brunch copieux, il se met à pianoter sur son téléphone. 

Nous ne sommes plus capables de rester seuls sur une terrasse, un instant. Il faut toujours qu’on s’occupe l’esprit, qu’on s’empêche de réfléchir. Que ce soit une femme ou un iPhone, on laisse les autres décider à notre place. On ne s’autorise plus l’ennui. On le fuit comme la mort, alors qu’il y a du bon à s’ennuyer, parfois. L’ennui peut nous ouvrir l’esprit, ou les veines pour certains dépressifs.

Il y a également un couple de retraités. Ils sont assis à la même table, mais ne se parlent pas. C’est comme s’ils s’étaient tout dit pendant leur vie. Ces couples qui sortent ensemble, mais qui ne se parlent plus ne sont plus que des ombres de leur passé glorieux. Le verre de blanc les rapproche. C’est un médiateur, un réseau social à lui tout seul. C’est le dénominateur commun de cet arrêt impromptu sur cette terrasse. Puis la monotonie de la retraite revient en force. Elle parle, mais il ne l’écoute même pas.

La serveuse s’entraîne à sourire devant son miroir. Elle sait que son effort sera proportionnel aux pourboires récoltés. Les terrasses sont comme les gares : on s’y rencontre et on s’y sépare. On y commence la journée et on la termine. On y boit des verres au prix de la bouteille, mais c’est pas grave, on reviendra, car on s’y sent bien.